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CAMPAGNES SOLIDAIRES
07.06.2021

Retour sur une formidable mystification scientifique (Partie 1)

George Harrison Shull, généticien américain (1874-1954)

La contestation des OGM a révélé aux paysan.nes comme au grand public que les grands semenciers sont prêts à tout pour empêcher les agriculteurs d'utiliser le grain qu'ils récoltent. Pour Jean-Pierre Berlan, ancien économiste de l'Inra*, cette confiscation du vivant à des fins de profit ne date pas d'hier, comme il l'explique dans ce triple article publié sur le site de la Confédération paysanne, en complément du numéro 373 de Campagnes solidaires.

I - Tromper, se tromper en nous trompant

 

 

Entre juin 2000 et juillet 2001, à l'invitation de René Riesel, alors secrétaire national de la Confédération paysanne, j'ai publié une série de onze « Petites Chroniques Scientifiques dans Campagnes solidaires. Je rappelais les faits marquants de l'histoire du maïs hybride aux Etats-Unis depuis la formulation d'une technique révolutionnaire de sélection du maïs en 1908-1909 à sa conquête foudroyante de la Ceinture de Maïs entre 1935 et 1946. L'exploitation de la toujours aussi mystérieuse hétérosis par le maïs « hybride » se traduisait par un bond de rendement (de 25% (selon le généticien Lewis Stadler cité par Shull :1946) « qui ne coûte rien si ce n'est produire la semence spéciale et récolter une récolte accrue (…) ». Miraculeuse manne scientifique donc. Elles débrouillaient l'épais enchevêtrement de confusions, évitements, quiproquos, erreurs, incohérences, cafouillages, fourvoiements, camouflages, dénis, exagérations, invraisemblances, aveuglements, déployé par une communauté scientifique prestigieuse pour peindre un tableau majestueux allant de la théorie génétique de l'exploitation de l'hétérosis à son application magique dans les champs. Après la guerre, l'exploitation de l'hétérosis est devenue l'objectif des sélectionneurs du monde entier comme le montre le symposium international récent «  L'hétérosis dans les cultures » organisé en 1997 par le CIMMYT (Centre International d'Amélioration du maïs et du blé (CIMMYT, 1998) pour en généraliser l'exploitation. La France n'y a pas échappé.

Si je reviens aujourd'hui sur cette question, c'est que j'ai fini par me rendre compte que l'origine de cet enchevêtrement remontait à une tromperie tapie dans les trois articles fondateurs de George Shull (janvier 1908, janvier 1909, décembre 1909). Prisonniers de cette tromperie, dont ils ont fait le paradigme ou dogme de leur travail, les généticiens, sélectionneurs, agronomes ont cherché à réconcilier la réalité avec le dogme qui la contredisait. Mon livre, La Planète des Clones, les agronomes contre l'agriculture paysanne, publié en 2018 par La Lenteur décrit ce déni qu'imposent les forces sociales qui depuis la Révolution Industrielle jusqu'aux prétendus Ogm et Dolly déterminent le cours de la sélection. Bref, d ès janvier 1909 quand Shull présente concrètement sa méthode révolutionnaire de sélection du maïs « hybride » dont il a écrit un an plus tôt à son rival Edward East qu'il « aurait pu s'élever à lui-même un monument rivalisant avec les meilleurs travaux de biologie de l'époque récente » (in Jones :224), cette tromperie fondatrice aurait dû sauter aux yeux d'une communauté scientifique prestigieuse, intellectuellement agile et rompue aux controverses. Elle ne l'a pas fait. Pourquoi ?  

Contrairement à la démarche habituelle procédant de la théorie génétique de l'hétérosis à sa mise en œuvre avec le maïs prétendument « hybride », nous allons nous intéresser à ce que fait le généticien/ sélectionneur et ignorer l'immense littérature sur l'hétérosis qui justifie ce qu'il fait – en bref à la réalité. N'est-ce pas le fondement de la recherche scientifique ?

En 1900, les lois de Mendel redécouvertes après une parenthèse de 35 ans fournissent à Shull le cadre théorique expliquant pourquoi les plantes de blé, orge, avoine conservent leurs caractères individuels d'une génération à la suivante (ces plantes dites autogames sont naturellement homozygotes, c'est-à-dire individuellement reproductibles). Elles expliquent pourquoi la sélection individuelle par la méthode de l'isolement ou plus précisément de l'isolement/clonage marche. Pratiquée empiriquement dès le début du 19ème siècle quand la Révolution Industrielle remplace le temps cyclique des sociétés agraires par la flèche du temps d'un « Progrès » désormais sans merci et codifiée en Angleterre en 1836 par John Le Couteur à la suggestion du botaniste espagnol Mariano LaGasca, elle consiste à remplacer une variété ou population par des « copies » d'une plante supérieure, un quasi clone, ou pour simplifier un clone, et exploite donc la variation naturelle des populations ou variétés. Elles expliquent aussi pourquoi elle échoue pour le maïs contrairement aux espoirs des sélectionneurs car cette plante à fécondation croisée ne conserve pas ses caractères individuels d'une génération à la suivante. Ces avancées scientifiques donnent un fondement solide à l'art pratique du sélectionneur.

Shull comprend aussi qu'il devient possible d'étendre la méthode de l'isolement/clonage au maïs. En juillet 1907, il procéde au premier croisement des deux seules lignées « presque pures » dont il dispose. J'y reviendrai. Mais il n'explique pas en quoi elle consiste, ni sa condition nécessaire : disposer d'une population de plantes individuellement reproductibles. Au contraire, il cache la vérité derrière un fatras de considérations biologiques qu'il subsumera en 1914 sous un leurre théorique formidable, l'hétérosis, qu'il confond avec le phénomène de la vigueur hybride. Cette méduse sémantique transforme en pierre le cerveau des agronomes, généticiens et sélectionneurs pendant un siècle.

« Alors que la plupart de nouveaux résultats scientifiques, écrit-il dans la première phrase de son premier article fondateur (janvier 1908), montrent l'importance théorique des méthodes d'isolement et que les sélectionneurs ont en pratique démontré leur valeur dans l'amélioration de nombreuses variétés, la tentative de les employer dans l'amélioration du blé Indien (le maïs, NDT) se sont heurtés à des difficultés particulières, dues au fait que l'autofécondation ou même simplement la consanguinité … aboutit à une détérioration » (Shull, 1908).

Shull poursuit : « La cause de ce résultat est tout à fait inconnue à l'heure actuelle ». Entame doublement géniale : quel biologiste peut échapper au désir d'éclaircir un tel mystère ? Ce leurre les détournera de s'intéresser à ce qu'ils font en pratique, c'est-à-dire à la méthode de l'isolement/clonage. Et quel meilleur moyen de cacher qu'il a commencé à la mettre en œuvre que de l'exposer à la vue de tous, comme la Lettre Volée de la nouvelle d'Edgar Poe. Bien visible sur le manteau d'une cheminée dans une enveloppe froissée, banale, entrouverte, cette lettre compromettante pour la famille royale que le Préfet de Police doit retrouver à tout prix échappe aux yeux de ses limiers qui fouillent vainement avec compétence pendant des semaines la résidence du ministre qui l'a volée, démontant les meubles, soulevant les parquets, sondant les coussins et les livres.

« Les méthodes de l'isolement » ? Shull sait bien qu'il n'y en a qu'une et pourquoi elle ne marche pas pour le maïs ! Le pluriel lui évite de définir ce dont il s'agit. Car en juillet 1907, il a mis en sommeil ses recherches théoriques sur l'hérédité du maïs pour mettre en œuvre la méthode de l'isolement/clonage en croisant les deux seules lignées « nearly pure » issues de ses travaux. Du point de vue théorique, il a en tête tout ce qui va suivre, mais la cuisine expérimentale doit le confirmer : vérifier d'abord que le croisement de ses lignées déprimées récupèrent leur vigueur. Semé au printemps 1908, les résultats du croisement confirment ses attentes théoriques et en janvier 1909, il peut donc révéler en quoi consiste son « hybridation continue ». Il anticipe aussi les résultats des croisements supplémentaires de lignées pures auxquels il a procédé en juillet 1908. J'y reviendrai.

Or en janvier 1908, six mois après avoir commencé à mettre en œuvre la méthode de l'isolement/clonage du maïs, Shull affirme que les méthodes de l'isolement ne marchent pas du fait des effets délétères de la consanguinité ! En janvier 1909, il ajoute que « la poursuite de ces études au cours de l'année précédente (en 1908 par conséquent) lui a suggéré de façon inattendue (!) une nouvelle méthode de sélection du maïs ». Personne ne semble avoir prêté attention à la chronologie. Son « hybridation continue » paraît découler de ses travaux théoriques sur l'hérédité du maïs. En réalité, il a découvert dans le livre d'Hugo de Vries publié début 1907 la méthode de l'isolement/clonage des céréales à paille (De Vries, 1907). Il voit immédiatement qu'il peut l'étendre au maïs, la plante reine de l'agriculture américaine. S'il cite de Vries à la fin de son premier article (janvier 1908) (il ne peut faire autrement car il est le plus célèbre biologiste du début du siècle et vient de publier son livre sur la sélection des plantes), c'est pour une raison biologique dans l'air du temps, mais pas pour celle essentielle de la technique de l'isolement/clonage.

Les considérations biologiques de son premier article lui permettent de conclure : « puisque les caractères importants que recherche le sélectionneur sont étroitement liés à la vigueur physiologique, le problème fondamental dans la sélection de cette plante est le développement et le maintien de cette combinaison hybride qui a la vigueur la plus grande » (1908 :300). Il justifie donc sa méthode révolutionnaire « d'hybridation continue » qu'il annonce à mots couverts à la fin de cet article par l'exploitation de vigueur hybride/hétérosis alors qu'il a entrepris d'exploiter la variation naturelle des populations de maïs par la méthode de l'isolement/clonage !

Dans son deuxième article fondateur (janvier 1909), Shull décrit d'abord le principe de sa méthode avant d'en préciser les modalités pratiques.

« Dans la méthode de la lignée pure présentée ci-dessous, tous les individus dans le champ seront des hybrides F1 entre les même souches homozygotes, et la théorie nous permet de prévoir que des résultats supérieurs en matière de rendement et d'uniformité seront assurés. Chaque individu sera aussi complexe que les autres et devrait produire un même rendement de grain dans un environnement égal, si bien que pour autant que les influences héréditaires sont concernées, la vigueur de la culture devrait être égale à celle des meilleures plantes produites par les méthodes actuellement utilisés. Il devrait en résulter un rendement plus important que celui que l'on peut atteindre par les méthodes présentes… et en conséquence, on obtiendra une uniformité jusqu'ici inconnue chez le maïs.» (Shull, 1909a :55).

En clair, les plantes d'une population diffèrent les unes des autres, elles varient. Shull postule sans la moindre preuve scientifique (son rival Edward East le lui reproche à juste titre) que cette variation est due à l'hétérosis ou vigueur hybride. Il faut donc, conclut-il, identifier une plante supérieure, celle qui bénéficie d'une hétérosis supérieure, pour remplacer la population par ses copies – son clone. Mais sa conclusion repose sur une logique défaillante : il y a toujours un gain à remplacer une population par des copies d'un élément supérieur. Que cette supériorité soit due à l'hétérosis ou au nez de Cléopâtre n'affecte en rien le travail du sélectionneur. Notons au passage que Shull décrit exactement la méthode de l'isolement/clonage, mais qu'il se garde bien de le dire!

Toutefois, cette méthode ne marche pas pour le maïs car cette plante ne conserve pas ses caractères individuels. Shull propose donc de faire un détour extravagant : fabriquer une population artificielle de plantes de maïs individuellement reproductibles.


 

CIMMYT. Book of Abstracts. The genetics and exploitation of heterosis in crops; An international Symposium. CIMMYT, Ed.; Mexico, D.F., Mexico, 1998.

Jones, D.F. Biographical memoir of Edward Murray East (1879–1938). US Nat. Acad. Sci., Biog. Memoirs, Washington DC, USA, 1944 ; XXXIII, ninth memoir, pp. 215-242.

Le Couteur J. 1836 On the varieties, properties, and classification of wheat. W. J. Johnson, London.

Shull, G.H. The composition of a field of maize. Am. Breeders' Assoc. Rep. 1908, IV, 296–301.

Shull, G.H. A pure-line method in corn breeding. Am. Breeders'Assoc. Rep. 1909, V, 51–59. 

Shull, G.H. Hybridization methods in corn breeding.  Am. Breeders'Assoc. Rep. 1909, VI, 63-72.

Shull, G.H. 1946. Hybrid Seed Corn. Science, 103, n° 2679, 547-550.

De Vries, H. Plant-breeding, comments on the experiments of Nilsson and Burbank. The Open Court Publishing, Chicago, USA, 1907.

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